Big Bill le casseur, Fantax et les autres : la BD selon Chott

You are currently viewing Big Bill le casseur, Fantax et les autres : la BD selon Chott
Je partage...

Quiconque a le privilège de pouvoir feuilleter à son gré une collection complète de Fantax ou de Big Bill le Casseur ne manque pas d’être surpris par l’étrange climat de violence que font surgir les dessins de Chott (Pierre Mouchot).

Cette violence, latente ou déclarée, que tant de lecteurs et de spécialistes de la BD ont maintes fois signalée et parfois commentée tiennent à la fois au contexte historique et à la personnalité du dessinateur.

Quand parait le premier numéro de Fantax, la Seconde Guerre mondiale est achevée depuis à peine un an ; la France subit les effets du marasme économique général, vivant dans les séquelles de cinq années de guerre et d’occupation, au milieu de haines partisanes inévitables à l’issue d’un conflit dont certains aspects fratricides ont été cruellement ressentis. La BD survit difficilement, essayant, dans l’euphorie de la Libération, de se frayer une voie et de conquérir un public stable. Des maisons d’édition, le plus souvent éphémères, éclosent un peu partout, répandent une production anarchique et n’apportent finalement aucune innovation notable. Ainsi, parmi les grands journaux de l’époque destinés à la jeunesse nous trouvons, grossièrement classés :

Ceux procédant directement de la Libération et imprégnés de l’esprit de la Résistance. C’est essentiellement le cas de Coq Hardi, de Vaillant, des Trois Couleurs, de Jeunes Gars, de la Collection « Aventures Fantastiques » (Sprint), de la Collection « Guerre et Maquis », etc.

Ceux d’obédience catholique et d’esprit conservateur : Cœurs Vaillants, Ames Vaillantes, Bernadette, Lisette, Fripounet et Marisette.

Les anciens titres qui ont réussi à survivre aux bouleversements de la guerre : Pierrot, Pic et Nic, Le Journal de Bébé, La Semaine de Suzette, Paris Jeunes qui a remplacé Jumbo, Spirou, Donald qui a remplacé Le Journal de Mickey, Tarzan, les albums de la S.P.E….

Bien entendu, la violence existe dans toutes ces publications mais elle est généralement suggérée, évoquée furtivement, voilée avec pudeur ou alors montrée de façon à ne choquer ni le regard ni la sensibilité, et encore moins à trop solliciter l’imagination vers des glissements pernicieux. En effet, on voit rarement dans les planches publiées par Coq Hardi, Mon Journal ou Aventures des flots de sang, des plaies béantes, des assassinats raffinés, des massacres aveugles, des membres tranchés ainsi que des scènes de torture ou de mutilation au réalisme trop poussé. A noter cependant que plusieurs dessins de Robba (qui signait également Rovic) et de Niézab révèlent parfois une cruauté sans concession, volontairement choquante, qui s’apparente étrangement à celle de Chott sans en avoir toutefois l’acuité, l’intensité descriptive et la force Imaginative.

Quand il fonde son atelier de BD, au début de 1946, Pierre Mouchot a 35 ans et semble atteindre la pleine maturité de son talent. Chott est un homme dynamique, entreprenant, tout d’une pièce. Si l’homme peut apparaître comme un autodidacte et une sorte de « self made man », c’est aussi un baroudeur et un aventurier qui, tant à la Légion étrangère que dans la Résistance, a connu le danger, la douleur et côtoyé bien des fois, la mort. Il était inévitable que cette dure expérience de la vie ressortît dans ses dessins !

Et puis il y a cette passion pour l’art graphique que le père de Fantax devait entretenir en lui depuis son enfance et dont il ne pourra vraiment se libérer qu’en 1946, quand il travaillera pour lui sans contraintes, après six années d’essais et de tâtonnements pas toujours concluants. Il se donnera d’ailleurs à la BD avec une fougue et un entrain plus que juvéniles, qui porteront la marque d’un travail ardent, enthousiaste et longtemps réfréné. En 1946, son style s’est affermi et personnalisé ; on reconnaît d’emblée sa patte entre mille.

Big Bill le casseur n°22 (détail de la couverture)

Dans sa façon de donner aux visages cette expression à la fois tendue et tourmentée, dans le soin qu’il met à faire ressortir presque à l’extrême les lignes du corps sous des vêtements généralement moulants, dans sa manière d’associer les animaux au destin des hommes, dans la mobilité agressive des gestes, dans les clairs-obscurs et les jeux d’ombres dont il use avec prédilection, enfin dans les couleurs fortement contrastées dont il use avec dextérité pour peindre ses couvertures, Chott a réussi à forger un style bien particulier, à sécréter un climat particulièrement envoûtant. Dans son style, on décèle les stigmates de la lutte acharnée que Chott livre pour assumer son art et vivre selon son idéal. Cette sorte d’exacerbation presque permanente, particulièrement sensible en de nombreuses planches, devait correspondre au caractère même de Pierre Mouchot qui, selon toute évidence, était un imaginatif à la sensibilité écorchée, un quêteur d’absolu…

Ce curieux et obsédant climat de violence, on le sent présent dès les premières histoires parues sous l’occupation dans Jumbo et à l’Aventures réunis (Un amour filial, Boule de neige, Vie de Bournazel, etc.). Cette propension à vouloir montrer la vie crûment et sans fards, avec ses revers et sa misère, apparaît avec plus de précision en 1944 dans Pic et Nic avec notamment La Piste du scalp qui ne nous épargne par exemple aucun détail quant aux méthodes pratiquées par les Indiens d’Amérique du Nord pour procéder au scalpage rituel.

Avec Fantax, nous atteignons une sorte d’apogée et, pour ainsi dire, une consécration inégalée jusqu’alors.

Violence et cruauté explosent sans ménagement. Ainsi, dans le n°2 de ce périodique, le gorille qui attaquait Fantax et son épouse est tué d’un coup de poignard en pleine gueule ; dans le n°4, la main du bandit est transpercée par une lame de couteau. Avec les épisodes suivants, il semble que l’on assiste à une escalade dont les plaies et le sang sont le dénominateur commun. Dans le n°7 de Fantax, le héros est ligoté, les pieds pris dans un carcan de bois pendant qu’un horrible corbeau lui dévore la plante des pieds au milieu d’éclaboussures sanglantes. Dans le n°8, Fantax s’échappe, les jambes en sang et, au cours de son évasion, lutte avec un garde et parvient à lui trancher la tête d’un coup rageur de cimeterre.

Dans le n°11, Fantax est conduit à tuer tour à tour à l’arme blanche un serpent, une

panthère, un rhinocéros et un gorille ; une véritable hécatombe! Dans le n°2, il abat un éléphant en lui lançant un épieu dans l’œil ; dans ce même fascicule l’effet de douleur, sans être aussi réaliste, n’en est pas moins fortement suggéré ; en effet, Fantax est entouré d’une meute de léopards et la terreur se lit sur son visage. Dans le n°19, une image est révélatrice non seulement du caractère du héros mais aussi de son dessinateur : le gentleman fantôme sectionne avec ses dents un doigt de celui qui le retenait prisonnier! Quelques pages plus loin il erre assoiffé, hagard, perdu dans un désert pierreux, donnant du héros traditionnel un portrait pitoyable, aux antipodes de la légende.

Dans le n°20, Fantax, une nouvelle fois prisonnier, est fouetté cruellement jusqu’à son évanouissement. Dans le n°21, il est encore attaché à des anneaux scellés au mur et un vampire vient lui sucer le sang à la veine du cou. Fantax n°27 (Le Grand silence blanc) prend l’allure d’une véritable pièce d’anthologie. En couverture, le justicier masque à une jambe prise dans un piège à ours au milieu d’un paysage de neige désolé ; les dents de métal transpercent sa cuisse et le sang a giclé sur ses vêtements ; Fantax, seul face à un grizzli qui s’avance, semble épuisé, désespéré et prend le ciel à témoin de sa souffrance.

Dans le n°32, Fantax est attiré sous l’eau par une pieuvre géante et parvient à la tuer en lui plantant un poignard en pleine tête. Dans le n°33, on pourrait également noter la mort du bandit transpercé par un javelot. A partir de ce fascicule, la violence est en nette régression et ne se manifeste plus que d’une manière très atténuée, sauf peut-être dans le dernier épisode, quand Fantax perd sa Fille et demeure prostré au-dessus de sa tombe, brisé par le chagrin.

Dans Big Bill le Casseur, l’exemplarité du cas s’avère légèrement différente, puisque Chott n’a dessiné généralement que les couvertures. Toutefois, l’influence du maître se fait nettement sentir dans de multiples planches intérieures, fortement imprégnées de ce que l’on pourrait appeler « l’ambiance Fantax » (notamment dans les n°21 et 24 où le sang et la sauvagerie sont au rendez-vous). Comme précédemment, le phénomène de violence éclate avec les couvertures, soit à l’état latent, soit clairement montré comme, par xemeple, dans les n°5, 44, 68, 78.

Même dans ses dessins humoristiques Chott ne peut parvenir à endiguer et assouvir ces spasmes de férocité, ce goût pour les images d’un réalisme saisissant et cet esprit provocateur qui l’habitent. Ainsi, dans les n°9 et 22 de Gus et Gaétan, le sang fait à nouveau son apparition dans une débauche de trognes boursouflées et grimaçantes. Au

sujet de Gus et Gaétan, nous avons cru discerner deux tendances qui devraient être chères au cœur de Mouchot : l’esprit de Résistance (cf. Gus et Gaétan débarquent, sans oublier les n°20 et 21 de Fantax) et l’esprit légionnaire (cf. Une aventure de Gus et Gaétan).

Le souffle de la violence n’épargne pas non plus le sympathique P’tit Gars et l’on se souvient du coup de crosse de revolver que lui assène un des bandits, des circonstances de la mort de son chien Wof et enfin de l’élimination de la brute Portifio tombant sous les coups des flèches et des sagaies des Pygmées, ces fameux guerriers aux têtes d’hydrocéphales que l’on rencontre à diverses reprises dans les histoires dessinées par Chott (cf. en particulier L’Or des Omahas). La violence atteint

même les femmes et Pat, la ravissante compagne de lord Neighbour (alias Fantax), n’échappe pas à la règle en essayant de seconder son mari. Il faut dire qu’à l’époque, les femmes dans la BD étaient souvent des victimes de choix pour la torture, la capture et autres joyeusetés.

En résumé, nous pouvons dire que lames et sang sont les deux éléments de base par lesquels se matérialise cette violence. Ces éléments « matériels » et des considérations morales aujourd’hui en régression, suffisent en tout cas aux Associations familiales du Rhône pour intenter à Pierre Mouchot une longue série de procès aussi absurdes que vains qui précipitèrent la décadence de la célèbre maison lyonnaise.

Car, en 1946, certaines audaces graphiques, telles que Chott les pratiquaient dans la BD, avaient de quoi surprendre et choquer de nombreux esprits bien-pensants, c’est-à-dire la majorité d’un public dont la tolérance n’était peut-être pas le fort et qui était habitué à des dessins inoffensifs.

Le sang nouveau apporté par Chott à la BD de l’après-guerre ne sera pas sans répercussion. L’influence de Fantax ou de Big Bill sur bon nombre d’auteurs de notre temps est indéniable et aujourd’hui unanimement reconnue. Moins bornée que ses contemporain, la postérité sera (et a déjà été) plus juste et plus équitable à l’égard de Pierre Mouchot, dessinateur maudit entré maintenant dans le cortège des grands noms de la BD.

Auteur : Jean Fourié